VILLE (urbanisme et architecture) - Mythe et représentation à partir du XVIIIe s.

VILLE (urbanisme et architecture) - Mythe et représentation à partir du XVIIIe s.
VILLE (urbanisme et architecture) - Mythe et représentation à partir du XVIIIe s.

Des travaux convergents ont démontré la rupture qu’établit le XVIIIe siècle dans la représentation de la ville, c’est-à-dire la manière de comprendre, d’analyser, d’imaginer et donc de modeler le phénomène urbain. Jusque-là, la ville apparaissait, du moins dans la plus grande partie de l’Europe, comme une entité autonome, bien circonscrite dans ses murailles (protection, limite juridique et fiscale, mais plus encore représentation symbolique du statut, des droits et privilèges qui lui sont reconnus), définie par sa culture, trouvant en quelque sorte dans les valeurs d’urbanité qu’elle réunissait sa propre justification. La Renaissance et le rappel de l’Antiquité avaient renforcé ce dernier aspect. Or, dans les écrits du XVIIIe siècle finissant, la ville est considérée davantage comme un moyen, lieu d’exercice de fonctions : elle est subordonnée, dans son principe comme dans les règles de son organisation interne, aux exigences naissantes de cette rationalité. Cette conception nouvelle se nourrit de la dilution des anciennes certitudes: la critique de la ville, lieu du luxe, de l’artifice, de l’inégalité, est au cœur de la philosophie des Lumières. Cette rupture n’est pas simple épisode, mais introduit pour longtemps et jusqu’au temps présent une thématique, un regard sur la société, un discours et des pratiques d’intervention. L’urbanisme, à défaut du mot, s’ébauche en tant que discipline dans les discussions du XVIIIe siècle, qui vont de l’interrogation classique sur les agencements matériels, à celles, plus nouvelles, sur la croissance, l’optimum de population, la répartition territoriale des activités, les équipements. À travers la ville se développe ainsi la réflexion sur les changements sociaux. La ville devient mythe, héros collectif et personnifié des bouleversements du XIXe siècle, des peurs et des espérances.

Pourquoi donc le XVIIIe siècle? L’image d’une longue prospérité, portant en elle la transformation de l’économie, de la société, des idées, est aujourd’hui sérieusement corrigée selon le temps et selon les lieux, qu’il s’agisse d’accroissement démographique, de mouvement d’affaires, de pénétration des campagnes par le commerce. L’industrialisation naissante, si elle entretient les profits urbains, choisit de préférence ses sites hors des limites de la ville. Les cités qui continuent à se gonfler (hors mesure, disent les contemporains) sont les capitales, Londres, Paris en tête. Mais l’État national est loin de se constituer partout avec la même force; bien des «capitales» de l’Europe des princes restent de médiocres cités provinciales, même si elles se parent des prestiges de l’art. Rien dans l’économie ou le mouvement des populations ne fournit l’évidence d’une rupture générale.

Diversité et convergence des points de vue

La réalité est donc déformée, amplifiée, plus ou moins arbitrairement, par le regard. Loin d’être le reflet tardif de révolutions économiques, les représentations de la ville s’élaborent parallèlement à la diffusion du capitalisme marchand et aux progrès de l’administration. Le caractère novateur du XVIIIe siècle vient d’abord de la multiplicité des points de vue portés sur la ville: débat qui engage assurément les acteurs et les commentateurs sociaux, jusqu’à la polémique. Mais la diversité des points de vue a une autre origine: la ville, jusque-là sujet de réflexion pour la philosophie de l’art, entre dans le champ d’un savoir plus fractionné, celui des techniques et des professions.

Hygiénistes

L’intervention des médecins apparaît d’abord comme un retour à la tradition. Perdus dans les polémiques autour de l’idée de contagion, les médecins reportent leur attention sur l’action des facteurs physiques que la théorie des climats met à la mode. L’Anglais J. Arbuthnot, avec son Essai des effets de l’air sur le corps humain (1742), conduit la médecine à saisir la relation entre la maladie, la mort et l’environnement. Dans cet esprit, la Société royale de médecine lance, dès sa fondation en France en 1776, un vaste projet de topographies médicales, dont l’opposition ville/campagne devient la clé. Les topographies urbaines traitent donc des caractères généraux de la ville, du site aux habitudes alimentaires et aux mœurs des habitants. Certains s’engagent dans l’analyse plus précise du dispositif territorial des villes – le tissu urbain, l’état de l’habitat, l’accumulation des hommes, la présence des contacts malsains – afin d’expliquer la répartition différentielle des maladies et des décès. L’hygiène publique est ainsi fondée comme discipline et discipline d’intervention, par une attitude différente à l’égard de la maladie et de la mort. C’est au nom de la médecine que les critiques les plus fortes contre l’anarchie de la trame urbaine, l’irrationalité de la ville médiévale, la confusion des utilisations de l’espace sont prononcées et que les premières relégations hors de la ville – celle des cimetières, en particulier – sont obtenues.

De cette tradition de l’hygiène publique, trois aspects marquent dorénavant les représentations de la ville. D’abord, il y a l’intérêt pour l’observation sociale, qui situe les travaux des hygiénistes et des médecins de la première moitié du XIXe siècle à l’origine de la sociologie empirique. Vient ensuite l’idée de fixer des normes pour l’habitat, la construction, l’emploi du sol urbain: sa finalité n’est pas seulement « disciplinaire». Toutefois, l’héritage des hygiénistes comprend une idée force: le postulat écologique (détermination de l’état de santé, plus généralement des attitudes, par le milieu et, notamment, par le dispositif urbain), source de tentatives de manipulation et d’illusions à la fois, qui pèsent lourd dans l’histoire de l’urbanisme.

Ingénieurs

Les ingénieurs, en France notamment, où se constituent progressivement les principaux corps depuis la fin du XVIIe siècle, ne sont en principe que les exécutants d’une politique, d’une finalité – économique ou administrative – qui place la circulation et l’échange au centre des intérêts. Ils n’apportent pas seulement la conception d’ouvrages d’art, des ponts aux aménagements portuaires, du réseau routier aux aqueducs. Ils s’attachent aussi, appuyés sur l’administration royale, impériale ou locale, à poursuivre à l’intérieur des villes la logique de ces interventions. Remodelage des rues, percées, si elles ne prennent pas encore le caractère d’un système, créent l’infrastructure propre à la circulation : on s’attaque, très prudemment encore, au vieux tissu; on commande plus directement les aménagements nouveaux. En tout cas, la ville se définit désormais à partir de ses voies et non de ses bâtiments. Le thème est si puissant qu’il va bien au-delà du dessin d’une trame. Libérer la ville de ses encombrements, c’est aussi réglementer la police des rues, reléguer les mendiants, les malades et les fous, bref, laisser à l’exercice des fonctions le terrain urbain. C’est aussi ouvrir plus largement la ville aux flux qui l’animent: la muraille est obstacle physique et mental aux échanges. Plus généralement, la diffusion des principes de la physique fournit de nouveaux modèles de compréhension et d’organisation de la ville. Ils justifient, en les inspirant, les actions concrètes aussi bien que la réflexion philosophique; la gravitation, par exemple, les plans rayonnants, comme les idées sur les migrations d’hommes. Les architectes visionnaires de la fin du siècle recomposent cette somme: Boullée fonde son architecture sur une théorie des corps et écrit l’éloge de Newton.

Cette communauté de références donne à la pensée sur la ville son unité et son langage, au prix de métaphores peut-être dangereuses. La découverte de la circulation du sang par Harvey (qui accorde d’autre part à l’air un rôle décisif) est l’un des résultats les plus évidents de la mécanique cartésienne. L’image se reporte sur la ville: la circulation de l’air est la condition principale de l’hygiène publique; la stagnation, qui facilite l’exhalaison des miasmes, le risque essentiel. Le thème de la circulation prend donc valeur médicale, tandis qu’inversement la connaissance de la ville emprunte ses mots et ses raisonnements à l’anatomie et à la physiologie humaines. Analogie des corps sociaux et du corps humain, qui se retrouve dans la notion de fonction. Ainsi les différentes inspirations techniques convergent-elles, supportées elles-mêmes par les forces sociales qui tendent au changement urbain. «L’Encylopédie de Diderot manifeste en même temps qu’elle redouble cette unification conceptuelle; l’alliance des milieux dominants s’en trouve facilitée et expliquée» (J. C. Perrot).

La lente transformation de l’esthétique

Tradition de la ligne droite

Cette convergence n’exclut pas le goût et le sentiment esthétique. De ce point de vue, il n’existe pas de ligne de rupture franche entre l’esprit classique et les modifications qui touchent la représentation de la ville et que l’on attribue essentiellement à la seconde moité du XVIIIe siècle. Les valeurs d’ordre, de symétrie, les canons du beau ne sont pas inconciliables avec les exigences plus utilitaires qui l’emportent. Régularité, raison dessinent à partir du XVIIe siècle des normes d’une ville nouvelle, qui n’est pas nécessairement fondation nouvelle. Par le jeu des agrandissements, des créations de quartiers, des dédoublements urbains (par exemple Marseille au XVIIe siècle, Nantes ou Édimbourg au XVIIIe siècle), l’opposition ville ancienne/ville nouvelle pénètre les plus anciennes fondations. Le désordre et la barbarie «gothiques» sont condamnés, tant par Voltaire jeune que par Louis Sébastien Mercier. Or, les critères de la ville nouvelle, projetée et ordonnée, viennent de la Renaissance et de l’ordre classique: rues tirées au cordeau, obsession de l’alignement, évidence du plan. L’article «Ville» de l’Encyclopédie reprend, tardivement, cette définition formelle. Ces critères physiques se chargent, bien entendu, d’une valeur symbolique. Un historien français du XIXe siècle note l’avis d’un jurisconsulte, auteur d’un dictionnaire de la police: «La beauté des villes consiste principalement dans l’alignement des rues» et l’historien ajoute ce commentaire: «Mais cet amour de la ligne droite, qui prévalut aux deux derniers siècles, était un indice de tendances à l’unité, à la suppression des exceptions, aux formules simples et géométriques qui, surtout à l’époque de la Révolution, s’introduisaient dans nos lois.»

Ouverture ou refus de la croissance?

La discontinuité n’apparaît donc pas dans l’opposition ville nouvelle/ville ancienne, mais plutôt entre ville fermée et ville ouverte. Si le siècle pousse à la destruction des «carcans», il ne le fait pas sans remords, ni repentir. Alors que le mouvement de désembastillement est déjà commencé, l’Encyclopédie définit ainsi la ville: «C’est une enceinte fermée de murailles, qui renferme plusieurs quartiers...» Que les échanges poussent à l’ouverture, que les murs perdent une part de leur signification, il demeure quelques nécessités matérielles (le contrôle des octrois) et surtout l’idée d’une limite de la ville, que l’on ne peut assimiler d’emblée à une agglomération indéfinie. En un certain sens, l’idée d’un espace fini est condition de celle de projection, de plan. Hésitation constante du XVIIIe siècle: l’histoire de Paris est faite, depuis Colbert, d’une alternance de règlements qui visent à définir rigoureusement la ville, et de projets, de tolérances, qui laissent déborder la construction urbaine.

Ouverture de la ville et croissance sont étroitement liées. Or, la croissance – et notamment celle des villes – est difficilement admise par la philosophie des Lumières. La critique médicale et sociale de la ville participe pleinement à ce refus, qui finit par donner des agglomérations urbaines, et à proportion de leur taille, une image négative. Des échevins refusent l’agrandissement de leur ville: «Lorsqu’une ville est portée à une excessive grandeur, elle tombe nécessairement de son propre poids, ou faute de subsistance ou faute de discipline.» On sait les connexions que l’on peut établir entre le souci de cet équilibre et la théorie économique qui place la source de toute richesse dans le travail du sol (physiocratie). La peur du mendiant, du vagabond fait le reste. Pourtant, à travers les textes apparaît la distinction entre une croissance forcée, artificielle, et une croissance qui serait portée par les lois naturelles. L’artifice est encore plus redouté s’il brise la morale. Le discours des Lumières, à travers les grands textes philosophiques ou les romans, dresse le bilan désastreux de la grande ville et surtout des capitales: perversion des mœurs, éclatement de la communauté, lieu de l’inégalité, du luxe insolent et de la domination. La critique morale s’achève en critique sociale. Ce n’est plus seulement l’incohérence de la ville ancienne qui est condamnée, c’est la société constituée dans la ville nouvelle, qui abâtardit jusqu’aux formes architecturales et leur enlève leur majesté. Mercier dans son Tableau de Paris joue des deux arguments.

Pourtant, la ville est aussi considérée comme un lieu de services qu’il faut ouvrir au peuple. D’où le renouvellement des utopies. Une utopie de l’aménagement, qui essaimerait à travers le territoire les institutions urbaines, rompant la division entre villes et campagnes (Buonarroti et les babouvistes, Boullée). La ville capitale est ainsi sauvée, chargée d’une mission didactique, dans le Paris régénéré de 2440, qu’imagine L. S. Mercier (Paris, mémoire des nations ), comme dans le rêve de Boullée: «Je me figure ce plan ressemblant à l’arbre de science. D’un centre commun partiraient toutes les ramifications bienfaisantes qui s’étendraient dans toutes les parties de l’Empire.»

L’industrialisation

L’industrialisation apporte le principe d’une seconde rupture, au XIXe siècle – du moins dans une partie de l’Europe. Toutefois, les rapports ne sont ni directs, ni mécaniques entre le développement des villes et celui de la grande industrie. Ce qui est vrai, si l’on s’attache aux traits globaux de chaque société, ne l’est plus d’une manière aussi évidente si l’on considère le dispositif territorial et la répartition de la population. C’est ainsi que le rapport population urbaine/population totale serre de près la réalité globale (seuil de 50 p. 100 franchi en Grande-Bretagne en 1851, en Allemagne vers 1900, en France, seulement en 1931). Mais d’autres facteurs interviennent pour expliquer la croissance urbaine: les inégalités dans la révolution démographique, les fonctions qui ne s’identifient pas avec la production directe mais n’en subissent pas moins les effets du passage d’une société à l’état de société industrielle. Ce décalage est volontiers reconnu de nos jours; il existait au début de l’industrialisation.

En Angleterre, l’essor des villes induttrielles est précoce, dès la fin du XVIIIe siècle. En France, les créations urbaines sont beaucoup plus rares et la production directe est encore considérée, dans les premières décennies du siècle, comme liée à la campagne. Un architecte utopiste classe, en 1842, l’architecture industrielle qu’il veut promouvoir – celle des usines – avec l’architecture rurale. La croissance des grandes villes et les formes à créer sont au contraire rapportées à l’échange, à la circulation ou aux diverses manifestations du politique et du culturel. Ainsi l’urbanisation, nouvelle par ses rythmes, vient-elle s’articuler sur des réalités qui ne rompent pas nécessairement avec l’Ancien Régime finissant. Ce qui est nouveau, c’est sans doute l’accumulation démographique et, plus que les changements dans la production, l’établissement de nouveaux rapports sociaux – égalité de principe, domination des valeurs bourgeoises.

La représentation des villes, dans la première moitié du XIXe siècle, répond donc à ces sollicitations diverses, celles des nouvelles formes de croissance qui touchent à la fois à l’affirmation d’une société bourgeoise et à l’installation d’un nouveau peuplement ouvrier. D’un côté, on retrouve la description des quartiers neufs de l’ouest parisien, répétée chez Balzac, formulée en termes de critique architecturale chez C. D. Daly, et qui sont à la fois les résultats de la «démocratisation» et de la spéculation. À Paris, Daly, à la fois moderniste et utopiste, dénonce «l’insipide monotonie de l’architecture privée moderne» et les stéréotypes bourgeois qui excluent à la fois l’hôtel et la masure. D’un autre côté, la ville industrielle, accumulation désordonnée d’usines et de maisons ouvrières, dont la description la plus célèbre fut donnée par Dickens sous le nom de Coketown et fait écho aux enquêtes menées par Engels à Manchester sur les classes laborieuses.

Ces traits convergent, évidemment, vers les grandes villes et les capitales: elles ajoutent les caractères nouveaux de l’urbanisation à ceux qu’elles héritaient de l’Ancien Régime et de la «ville ancienne». La crise urbaine y connaît son paroxysme, puisque les maux dénoncés par Mercier se trouvent amplifiés par l’accumulation des hommes, mal corrigés ou aggravés par le développement de quartiers essentiellement bourgeois. L’image des épisodes révolutionnaires, l’épidémie y joignent leurs effets.

La crise urbaine devient, dans ces conditions, mythe social. Ce que Louis Chevalier décrit à travers ses Classes laborieuses et dangereuses , c’est moins la réalité parisienne des années 1830 que la construction de ce mythe qui identifie la situation des travailleurs avec la misère physique et morale, et l’associe au milieu. Jamais le postulat écologique n’a atteint une telle force, et les hygiénistes, malgré le docteur Villermé, y contribuent largement. Le rapport sur le choléra parisien de 1832 rappelle ce lien entre lieux et classes malheureuses. Or, un tel constat conduit soit à l’utopie d’une cité harmonieuse et didactique, soit aux interventions d’un urbanisme technique.

L’utopie: capitale et phalanstère

L’utopie s’établit dans le prolongement du XVIIIe siècle. Les nouvelles exigences de l’industrie s’insèrent sans rupture véritable dans la réflexion sur la ville issue de la philosophie des Lumières. Plus que d’une réforme de la ville agglomérée, il s’agit d’un contre-projet qui allie la définition d’une nouvelle communauté sociale, l’évidence des liens entre dispositif territorial et relations sociales, la mise au service des habitants de la communauté de tous les équipements utiles, de projets de microsociétés, dont le module et les limites de croissance sont clairement définis. D’Owen à Fourier et à Cabet, à travers de multiples nuances, ces préoccupations l’emportent. L’architecture, le fonctionnement, le principe social sont traités ensemble: tel est le projet opposé aussi bien à la ville industrielle naissante – quelques entrepreneurs bâtissent leur phalanstère – qu’à la grande ville.

La grande ville suggère pourtant d’autres utopies. L’industrialisation suppose et implique à la fois la circulation des idées et celle des hommes et des biens. De même que chez Mercier ou Boullée, la capitale ou la grande place sont repensées dans leur structure et leur fonction. Les ingénieurs d’inspiration saint-simonienne sont parmi les plus actifs, à partir de l’idée d’un système de circulation. Michel Chevalier trace les perspectives d’un plan d’aménagement pour le territoire français en 1837 (Des intérêts matériels de la France ), où les villes apparaissent essentiellement comme les nœuds d’un réseau. Le thème est transféré à la structure interne des villes, notamment avec les premiers projets de chemin de fer. L’idée de système de circulation conduit à celle de centralité. Paris, «menacé» par le déplacement vers l’ouest de la résidence bourgeoise et des activités, est l’objet dans les années 1830-1840 d’un grand débat. Il n’est pas indifférent d’y retrouver des fouriéristes: «La prospérité normale de Paris, aux différentes époques de l’histoire de cette capitale, dépend toujours de la plus ou moins parfaite coïncidence du centre de configuration de cette ville, avec le foyer de tous les mouvements qui s’accomplissent dans son sein» (Perreymond). Et Victor Considérant pense indispensable «de créer sur les bords de la Seine, au centre de figure de la ville, dans le berceau même de Paris, un foyer supérieur de vie, de plaisirs et d’affaires, doué d’une force toute-puissante d’attraction». C’est dire que la centralité doit fixer en un même lieu le centre historique, topographique, fonctionnel et le centre symbolique, que la grande ville doit être refondue en un système unique, que l’utopie des ingénieurs, comme l’action des hygiénistes, pousse à la «régénération» des vieux quartiers.

Ces deux axes de réflexion – cité phalanstérienne et ville capitale – sont, dès l’origine, distincts l’un de l’autre: la division s’aggrave au fur et à mesure que la réflexion utopique se dégrade, que transformation sociale et changement territorial sont traités à part l’un de l’autre. Benevolo a excellemment montré comment la réflexion sur la ville est marginalisée dans la pensée marxiste et comment les gouvernements d’ordre après 1848 reprennent à leur compte certaines suggestions de l’utopie, en les utilisant comme recette d’un urbanisme technique . Circulation, centralité, rénovation conduisent aux grands travaux du milieu du siècle, à l’aménagement des capitales, qui, à partir d’exemples souvent empruntés à Londres, gagne Paris, Vienne, Bruxelles, enfin les grandes villes italiennes ou allemandes. Le thème phalanstérien mène, après l’échec de quelques cités ouvrières, aux suggestions philanthropiques de logement social, aux projets de maisons ou de colonies ouvrières, puis, à la fin du siècle, en France par exemple, d’habitations à bon marché (H.B.M.). Mais l’idéologie de l’infrastructure et celle du logement, se combinant difficilement, diluent la notion et la représentation de la ville.

Ce sont les transformations des capitales ou des grandes villes qui, nécessairement, laissent le plus d’échos – enthousiastes, critiques ou nostalgiques – dans une littérature multiple. Il manque malheureusement le témoignage de ceux qui n’écrivent pas et dont les écrivains ne représentent pas nécessairement la pensée. Trois aspects se dégagent, pourtant, de ces représentations de la ville qui dominent la seconde moitié du XIXe siècle. D’abord le maintien de la critique sociale. Elle porte sur les acteurs et sur les mécanismes du changement (l’argent, l’affairisme, la corruption) et sur les effets sociaux (les malheurs du locataire, la relégation des ouvriers, la disparition des modes anciens de production et d’échange, le comportement déréglé des habitants). C’est le monde qu’avec des déphasages chronologiques décrit Zola. À ce mythe de la ville corruptrice, proche encore des Lumières, répond celui de la Ville-Peuple, dont la littérature issue de la Commune constitue sans doute le sommet. Mais la notion même de peuple est mal accordée aux modifications sociales. Elle est aussi nostalgie.

En second lieu, la grande ville – et surtout la grande capitale – apparaît toujours comme le lieu où naît et d’où se diffuse l’idée. Ici encore, Paris est plus qu’un exemple, un modèle du mythe. Victor Hugo, dans Paris-Guide de 1867, définit ainsi Paris et la ville: «Depuis les temps historiques, il y a toujours eu sur la terre ce qu’on nomme la Ville. Urbs résume orbis . Il faut le lieu qui pense [...]. La fonction de Paris, c’est la dispersion de l’idée.» La ville s’impose ainsi, dans l’idéologie du progrès, comme la condition du changement; ce qui entraîne deux types d’opposition: entre villes et campagnes, celles-ci vouées à l’asservissement ou au conservatisme; entre grandes villes, capitales et villes provinciales, inertes «villes tombées ou laissées de côté par la civilisation qui se déplace» (H. Taine).

Enfin, les modifications de la sociabilité urbaine qui s’accordent avec celles du paysage. Dans Paris-Guide , Edmond About décrit la nouvelle ville qui privilégie le déplacement par rapport à l’enracinement, la circulation par rapport au voisinage. Cette représentation de la ville, et les implications qu’elle a sur la destruction du tissu urbain ancien, soulèvent deux ripostes. Celle des nostalgiques; celle des historiens et des archéologues. Dès les lendemains de l’haussmannisation, la conservation se définit comme mission et Camillo Sitte, devant les grands travaux de Vienne, rétablit en termes d’architecture, mais aussi de mode de vie, la valeur des formes anciennes.

L’urbanisation et l’essor de l’urbanisme comme discipline

La ville est donc le lieu par excellence des changements qui se produisent au XIXe siècle, l’expérience où s’apprécient les déformations quantitatives ou qualitatives que subit la société. C’est en ce sens qu’urbanisation, industrialisation et bureaucratisation (Max Weber) sont imbriquées. Toutefois, au terme de cette évolution, inégalement atteinte dans les pays aujourd’hui industrialisés, la société est principalement urbaine: la population concentrée à 75 ou 80 p. 100 dans les villes, le mode de vie urbain étendu aux campagnes. En même temps, la croissance urbaine conduit à l’éclatement des formes urbaines, à l’étalement des banlieues, aux phénomènes plus amples de métropole ou de mégalopole.

Mais cette urbanisation va de pair avec l’essor de l’urbanisme comme discipline qui, dans la lignée des opérations du XIXe siècle, se veut politiquement neutre et de rationalité universelle. En fait, les représentations s’ordonnent de nouveau en projets, dont les récurrences venant du passé sont multiples. Récurrence des utopies urbaines, d’abord: qu’il s’agisse, pour reprendre la distinction de F. Choay, des «progressistes» ou des «culturalistes», le mouvement moderne associe implicitement la transformation de l’ordre spatial et celle des relations sociales. Pour Ebenezer Howard, la cité-jardin (1902) est à la fois forme d’habitat, principe d’organisation économique, rétablissement de la communauté. La Cité radieuse (1935) de Le Corbusier n’est pas un état idéal; mais elle suppose un style de vie collective, dans la lignée du phalanstère. À travers les espérances des grands urbanistes, on retrouve les mythes du XIXe siècle naissant: le postulat écologique notamment, qui peut conduire à l’anticipation mais aussi à la contrainte. Privé de cette dimension sociale et imaginaire, l’urbanisme, réduit à des recettes, tombe en porte à faux: la Cité radieuse ou la cité-jardin devient modèle des grands ensembles ou de cités-dortoirs. Tony Garnier opposait à Coketown et à son incohérence l’ordre et la distinction des usages du sol de sa cité industrielle. À l’échelle des agglomérations, le projet conduit au zoning rigoureux, justifie en fin de compte les mécanismes ségrégatifs qui s’établissent spontanément dans les formes de croissance urbaine.

Permanence des mythes sociaux de la ville

La ville devient, d’autre part, un objet ou mieux un «laboratoire» privilégié des sciences sociales qui se constituent. La réflexion philosophique d’un Simmel ou d’un Spengler, venant d’Allemagne au début du XXe siècle, associe l’idée de ville et l’idée de civilisation, y compris dans les perspectives de son déclin. Le thème est repris par la sociologie américaine, qui était alors à ses débuts, sous la double pression de la réalité et de l’idéologie (crise des valeurs de la «frontière»). Les représentations de la ville – la philosophie des Lumières n’y est pas sans écho – sont transformées en objet scientifique: désorganisation sociale et rupture des relations primaires, de la vie communautaire, d’un côté; mobilité, liberté, affirmation individuelle, de l’autre. À travers les débats sur l’urbanisme, c’est aussi le rapport entre milieu et conduites qui est de nouveau posé.

Il n’est pas indifférent de situer dans le temps et dans l’espace ces interrogations: les questions suscitées aux États-Unis dans les années 1920 refluent, trente ans plus tard, en Europe, au moment où l’urbanisation généralisée tend à l’emporter. Représentation et mythes sociaux de la ville paraissent se dessiner avec une force particulière dans ces moments de changement, mais surtout de conflit maximal entre des structures et des conduites d’âges différents: milieu du XVIIIe siècle, années 1830-1850, en Europe; années 1920 aux États-Unis; de nouveau croissance urbaine des années 1950 en Europe. Malgré ces rythmes, les récurrences sont multiples dans les questions posées. L’urbanisme contemporain s’enracine dans le fonctionnalisme naissant du XVIIIe siècle; l’interrogation sur les conduites, la communauté et la décision collective, dans la philosophie des Lumières. La ville reste le lieu des saccades mais aussi de la durée.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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